Ludivine Bouton-Kelly & Tiphaine Samoyault

... translating James Joyce

Ô
raconte-moi tout ce que tu sais sur
Anna Livia ! Je veux tout entendre sur Anna Livia.

Allô, tu la connais, Anna Livia ? Oui, bien sûr, tout le monde connait Anna Livia. Raconte-moi tout. Raconte maintenant. Tu vas être clouée sur place de ce que tu vas entendre. Allô, tu vois quand le vieux cheb a futé et a fait ce que tu sais. Oui, je vois, continue. Lave sec et va pas trop dans le fond. Remonte les manches et lâche tes babobabines. Et me batte pas – heau ! – quand tu te baisses. Quoi que ce soit qu’ils trifouillèrent pour savoir comment il troisa les deux dans Finnix park. Quelle sale vieille reppe. Regarde-moi sa chemise ! Regarde-moi sa saletise ! Il m’a noirci toute mon eau sur moi. Et que ça trempe et que ça marne depuis la semèche dernière même eure. Combien de tournées ça fait je me demande que je l’ai lavée ? Je connais par coeur là où il aime saalir, ce diable dédégouttant ! À m’écorcher mes mains et à m’affamer pour laver son linge sale en famine. Batte-le bien avec ton battoir et desalope-le. J’ai les poignets broyés à frotter ses taches de moldau (moise, moyse). Et les dnièpres de mouille et les ganges de péché là-dedans. De qui de quoi qu’il a fait avec sa queue sur Animal Sendai ? Et depuis quand il était en loques sous clé dans le loch neagh ? C’est paru dans le journallier ce qu’il a fait, des doucetés et des brières, le roi férocy Humphrey, distillant à l’illyssite, exploits et le reste. Mais les dings le dongueront. J’ill connais bien. Tempête un temps pestive n’arrête pas le pecos. Comme on fait son lit on s’étang. Ô la vilaine vieille rappe ! Marricage mixte et biaiser. Rive Goutche était dans le droit et Rive Droitche était sénestre. T’aurais vu sa tête ! t’aurais vu sa crête ! Comme il portait son port aussi haut que Howth, le fameux vial duc alien, avec sa bosse de grandeur qu’il a on dirait un rat qui sort de zonzon. Et sa drôle de voix derrylante et son déblatère carcassonne et son bégaiement doublinois et esbroufe gaulouaise. Demande à Licteur Hackett ou à Lecteur Reade de Garda Growley ou au Garçon à la matraque. Il s’appelle franche-comment tout comptefait ? Qu’appelle ? Hugues Caput Erwihafauteur. Ou bien où il est né ou bien comment on l’a trouvé ? En terre d’Urgoth, à Tordville sur le Kattekat ? Au New Hunshire, à Concorde sur le Merrymac ? Qui fourgea sa mâle enclume ou gueula l’aide tout son seau ? Elle a été mariée d’Eve et d’Adam ou bien lui et elle se sont liés à la capitaine ?  Dans mon éther, mon canard, je te jars, et avec mon regard sauvage, je t’oies. Fleuveri et Mont au bord du temps, qu’ils réalisent nos vœux et nos peurs pour notre joyisthme Noël. Elle peut montrer toutes ses courbes, sur amour, permis d’en jouer. Et s’ils ne se remarient pas, l’œil et l’agraphe le feront ! O, passemoi celle-là et oxus une autre ! Don Dom Dombdomb et son viliouï folyo ! Est-ce que son aide était essorée chez Storck et Pélican contre le cambrioplage, le rhumb et les paris à haut risque ? J’ai appris qu’il avait creusé bon temps avec sa poupée, sur la delvan puis à Duvlin, quand il l’a enlevée à la maison, sa Sabrine à cet’heure, dans la cage d’une perruche, de pays draguereux en deltours tortueux, à jouer à trappe les mithes à la lueur de son liombre, (si un flic s’était pointé pour le poivrer !) en passant devant le vieux presbytère misère et maison Toutmad et le reste des incurables et des derns des emmurables, le bourbiller où trébucher. Qui t’a vendu cette feufollette histoire ? Pâté pâteux de pemmican ! Pas un scarabague pour l’encercler, pas le plus petit fourmillon d’or. Il s’est embarké dans une gabarre, le bateau de la Life, de l’Oceyan hibernique sans escales, jusqu’à ce qu’il épie l’imminence de sa chute à terre et qu’il lâche deux croasseurs de dessous sa manche, l’inffluent Phénicien. De son odeur d’algues à elle ils ont fait le pigeonnier. Pour de rire ils l’ont fait ! Mais il était où Lui, le timonier ? Ce marchant il les a followés aux basques juste au-dessus de leur lessive, son burnous de chamelier s’embrisait sur lui, si bien qu’avec son baume presstestant il montât et branlât sa barre. Pilcomayo ! Sucecatchewan ! Et la baleine s’en va avec l’ombre ! Accorde tes violons et tombe à l’unisson, espèce d’égyptnée, c’est court ce que tu es ! Allô, ptolémets vite et freine l’escumo. Quand on l’a vu tirer sa gaine de saba, comme une espèce de roi saulomon, ça faisait ruhrer ses taureaux spreessés. Boyarka buah ! Boyana bueh ! Il gagna difficilement son bain obtidien, notre marchand. Eh oui. Regarde-moi là. À la sueur de sa proue. Sais-tu qu’il a été baigni enfant des eaux de mer, Wasserbénoué le waterbébé. Avon marea, c’est ça qu’il était ! H.C.E. est un cas billot hô. Chiurement elle est presque aussi nille que lui elle aussi. Qui ? Anna Livia ? Ouais, Anna Livia. Tu sais qu’elle racolait des salés de bandits de partout, nabadi chabada, pour l’attraper lui, son Herreng chef, et chatouiller le pontife sous-roche fastoche? Elle faisait ça ? J’te crois pô ! Y’a des limmat quand même ! Comme El Negro grimaçait quand il ramassait à La Plata. Ô, raconte-moi tout ce que je veux entendre, avec quelle fouleur elle fut follée par cet adroit ladron ! conœilticutt après la débanderolade. Faisant croire qu’elle s’en fichait, senza feza, moi absentoi, lui en passession, le proculreur ! Proculreur, cul ksé ksa ? Russis-moi ça dans ton jarpon ! Dis-moi ça en franchelangue. Et appelle un chut un chut. On t’a jamais charié l’hébreu à l’éskol, espèce d’abécébète ? C’est pareil que si per exemplum je me mettais à défendre la planète par télékinèse et que je te procultais. Sepik de coccyt, c’est donc ça qu’elle est ? Boulittle si j’avais pensé qu’elle s’éconduirait si loing. Tu l’as pas repérée à sa fenestre, qui valsillait sur sa chaise rattanitée, avec la musique devant elle en toutes lettres culnéiformes, qu’elle faisait semblant de cribbler un ner oseau de bogan au violon sans un strument ? Segura elle sait pas pirouette cacahuète, avec ou sans bandonéon ! Sur qu’elle sait pas ! Tista sucette. Non ben alors, j’ai jamais eu entendu rien de pareil ! Dis m’en moher. Dis m’en moât. Allô, le vieil Humber était aussi sombrard que l’épaulard, avec les ivraies à sa thor et les bubons depuis des siècles et aucun archer ni tir ni balles sur les crêtes des rocheuses et la lampe nera dans la cuisine ou l’église et les trous de géants dans le pavé de Grafton street et les ammamanites autour de la tombe de Funglas et la brouette du grand tribun O’Parnell occumule, assis sambre sur son sett, faisant drâme et drôme, pôsant débiles devinettes de sa continence de son lange en écharpe pour encourager ses obsèquosités où il vérifierait leurs dettes dans ce mormon tamisé du temps, quêtant et mainstallant, hop, un pas et une avaléegoulée, avec ses bertheaux où touiller leur moëlle, son avaleur ouvert de lièvre en cap et les pétoires de gouttière becquetant ses crocs, faisant la grève de la faim tout seul et tenant la doomnation sur ichim, subissant son kama, avec sa coulère et sa frange peignée sur ses yœufs et loftant en chandelle jusqu’à voir les sternes, avec ses braies niger et ses nippes popo et les bouts de bouda et les flots de pest perçant pour savoir si Paris vaut bien ce mess. Tu me diras que tout allait ron-ron le concernant à voir comme il dormait dransement en vaal de durance. Il crachait severn depuis des années. Et elle, là, Anna Livia, elle osait pas s’assoupir une patelle, se démaillait en tous sens comme une miette de môme, Wendawanda, une brindefille, dans une jupe estilap et les joues damazones, pour dire inchim bonzour à son chublinois cheric. Et lui d’euphratuosités en saulteries depuis ses maggias. Et d’eautres fois elle lui cuisinait des floraisons de pescade et posait ses zœux moddeurs sur son cœur de pied, des yayis, et des pharandoles de bacon dansk sur toast et une coupenhague bien fadofadasse de thé du Groenland ou une  spoonogue de Kaffé mokau type sablé ou du Sikiang sugaré ou sa bière de fougères dans un verritable déteint et un tibioudepain (jarrambon, bana?) pour plaisire cet hommogre son ventrigondole jusqu’à ce qu’elle ait les pyrraknées réduits en râpes à muscade et les genoux en nœuds de goyt et aussitôt vite elle le rusait avec un tas de viviers sortis de sa tamise (en rage mittavera que ça houlait et dressait) mon brave Gustave il les repoussait deûle hui, d’un de ces stours de dañador jusqu’à dire tu semmes et tu serres, et tant qu’il ne lui épinglait pas le platteau dans le doubs, t’as qu’à me croire, elle ne s’en tirait pas trop mal. Et puis elle lui demandait esque t’entonnerais pas un hymne à la vistule, Le cœur recourbé ou Les débauchés de Mallow ou La Calumnia è un Vermicelli de Chelli Michele ou un bout en bout ov old jo Robidson. Tanto fifre fifrefifrera qu’ça t’aurait coupée en deux ! Elle t’appattait la poule qui chantait sur la tourrace de Babbel. Quel mal y avait-t-il si elle savait comment coquer sa bouche ! Et il ne sortait de Liu rien de faux, rien de pire que d’une essoreuse sous pression. Par ta foi ? C’est un fait.
Traduit de Joyce par Ludivine Bouton-Kelly et Tiphaine Samoyault
Finnegans Wake, Partie I, chapitre 8


 

Retraduire la retraduction : une hypercontrainte

Toute traduction appelle la retraduction, mais certaines plus que d’autres. Les textes les plus impossibles à traduire sont aussi ceux qui sont le plus traduits. Parce qu’on en a jamais fini avec leur traduction, qu’ils en appellent à la traduction, qu’ils en suscitent le vif désir. C’est le cas de Finnegans Wake, et en particulier de la fin du livre I, connu sous le nom d’ « Anna Livia Plurabelle », ALP, mère de Shem et de Shaun, femme d’H.C.E., sur laquelle deux lavandières cancanent et qu’elles éclaboussent de leurs rumeurs tandis qu’elles lavent le linge et que grossit le fleuve. Beckett, Soupault s’y sont essayé (avec la collaboration d’Ivan Goll, d’Eugene Jolas et d’Adrienne Monnier), Philippe Lavergne dans sa traduction complète du roman, la seule publiée à ce jour en français même si d’autres existent et circulent sur internet, Philippe Blanchon, Hervé Michel… Joyce en a même donné une autotraduction en italien. Le retraduire, c’est faire l’expérience de la traduction contrainte maximale : toutes les contraintes possibles y sont à l’œuvre, mais dissimulées, retorses, parfois indistinctes, sans schéma préétabli, sans codes, sans recettes. Les traductions existantes ne sont d’aucun secours car, à la façon de l’original, elles doivent à leur tour être traduites. Lire plusieurs traductions de ce texte, c’est d’ailleurs faire l’expérience de la différence radicale telle qu’elle rend méconnaissable, et inconnaissable, un original quelconque.
Un exemple :
Not a grasshoop to ring her, not an antsgrain of ore
     - ​Pas une cyclale pour sonne anneau, pas une graine fourmie de minerai. (Hervé Michel)
    - ​Ø. (Soupault/ Beckett)
    - ​Ils furent mariés sans sautoir ni couronne à passer à son doigt, sans la moindre once d’or. (Lavergne)
    - ​Pas même un anneau d’herbe pour cigale à son doigt, ni un métal extrait d’un grain de fourmi. (Philippe
      Blanchon)
    - ​Pas un scarabague pour l’encercler, pas le plus petit fourmillon d’or (Bouton-Kelly/Samoyault)

C’est bien la première contrainte, que la traduction soit toujours une retraduction puisque le texte de Joyce entreprend, de façon absolument déraisonnée, de traduire en anglais toutes les langues du monde, tout en les faisant résonner dans l’anglais. Retraduire la traduction active ainsi le procédé outranspien de la Métatraduction. Elle invite aussi à l’Ultratranslation. Souvent, la langue du texte-source s’apparente à un langage accessible, plus ou moins compréhensible mais non “identifié”, comme par exemple dans “minxing marrage” que nous avons traduit par “marricage mixte”, ou “Emme for your reussischer Honddu jarkon!” que nous avons rendu par “Russis-moi ça dans ton jarpon ! » Mais le procédé le plus activement mis en œuvre est celui de la Paleotranslation : on le sait, Joyce a infusé son texte de centaines et de centaines de noms de fleuves et de rivières du monde. Nous avons traité ces références comme si nous avions absolument voulu rendre leur sens “étymologique”.

Quelques exemples :
   - Fiendish park (Phoenix park)/Finnix park
   - dneepers (Dnièpre)/dnièpres
   - (borne) ijygt (Egypte)/égyptnée
   - sheba (Saba)/saba
   - ruhring (Ruhr)/ruhrer
   - spree (Spree)/spreessés
   - Grafton’s causeway (Grafton Street - Giant’s causeway)/les trous de géants dans le
     pavé de Grafton Street
   - frome (Frome)/ deûle
   - dabbling; doubling; delvan; duvlin (Dublin)
   - drammen (Drammen)/Drôme
   - adranse (Dranse)/dransement
   - durance (Durance)/durance
   - droming (Drôme)/loftant en chandelle
   - severn (Severn)/severn
   - esk (Esk)/esque
   - neuphraties (Euphrate)/euphratuosités
   - [without a] band on (Bandon)/sans un strument
   - Hum (Hum)/Liu
et plus…


Enfin, ça et là, nous avons eu recours à d’autres procédés outranspiens, comme la Sontraduction (« corksown »/ « carcassonne », « erring cheef »/ « Herreng chef »); la Traduction grammaticalement étendue (« went futt »/ « a futé », « butt me »/ « me batte pas », « suivied »/ « followés ») ; l’Hommeauxtraduction : (wik – wick, week– / semèche: le principe de l’hommeauxtraduction est un peu détourné ici puisque “wik” n’existe pas en tant que tel en anglais. La traduction en français tente de restituer à la fois le sens de “wick” et celui de “week”, qui ne sont pas de parfaits homophones, mais que l’on devine pourtant dans le “wik” du texte original) ; la Polytraduction (dzoupgan/spoonogue – ‘spúnóg’ en irlandais : cuillère –, « staynish »/ « dansk » —–– ‘dansk’ en danois : danois– ) ; l’Homotraduction (« yelled lep to her pail? » (yelled “help” to her pail)/ « gueula l’aide tout son seau? » : la traduction française vise la langue anglaise en restituant le sens de ce que l’on peut entendre dans le texte original ; la Néotraduction : même si la structure de notre traduction repose sur le français, ce français subit bien des transformations et tend vers une langue inédite (« But toms will till »/  « Mais les dings le dongueront. », « Well, ptellomey soon and curb your escumo. »/ « Allô, ptolémets vite et freine l’escumo. », « Temp untamed will hist for no man. As you spring so shall you neap. »/ « Tempête un temps pestive n’arrête pas le pecos. Comme on fait son lit on s’étang. ») …

Enfin, notre traduction ayant été réalisée par deux traductrices qui ont travaillé ensemble, dans le pays d’origine de l’auteur qui est aussi le lieu où se déroule l’action du livre est, au sens outranspien, une Pluritraduction.



Ludivine Bouton-Kelly et Tiphaine Samoyault 

Ludivine Bouton-Kelly

Ludivine Bouton-Kelly is a translator and an English teacher in Nantes, France. She holds a PhD in Comparative Literature from Paris 3-Sorbonne Nouvelle. Her dissertation was based upon her new translation of the first half of Flann O'Brien's classic novel, At Swim-Two-Birds. Her research work focuses on the notion of transposition, literality and creativity in translation. She has translated into French several novels, short stories and graphic novels, most notably: High Society, Dave Sim (Vertige Graphic, 2010), Je cherchais une rue, Charles Willeford (Rivages Noir  2011), Fatherland, Nina Bunjevac (Ici Même, 2014).

Tiphaine Samoyault

Tiphaine Samoyault a participé à la nouvelle traduction d’Ulysse de Joyce et traduit occasionnellement de la poésie de langues italienne et anglaise pour la revue Po&sie. Elle enseigne à l’Université Paris 3 Sorbonne nouvelle, en particulier la théorie de la traduction. Elle écrit et a publié de nombreux livres, récits et essais. Les derniers parus sont Bête de cirque (2013) et Roland Barthes (2015), tous deux aux éditions du Seuil.

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