Aucun de mes grands-parents et arrière-grands-parents n’est originaire du pays où il est né! Donc pas de pure laine, pure soie ou pur coton dans la famille proche ou éloignée.
Pour un enfant, c’est déroutant de ne pas savoir de quelle fibre nous nous chauffons. Aussi, il me fallut apprendre à tisser mes propres liens sans m’y emprisonner…
Moi, je suis née près de Paris en France une décennie après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Mon père, qui était d’origine tzigane de Corse, via Constantinople par sa mère, était aussi d’ascendance mongole/tzigane/cosaque par son père dont le paternel débarqua de Mongolie sur trois chevaux selon la légende familiale, il y a plus de cent ans. Bref, aux frontières de la France administrative du Second Empire, le nom quasi incompréhensible du patriarche à la peau jaunâtre fut élégamment transformé de Barbare à Barbieux, patronyme déjà existant sur le territoire qui servit de récompense en échange des loyaux services de mercenaire prodigués par l’ancêtre guerrier, issu d’une longue lignée de cavaliers.
Quant à ma mère, elle naquit quelques mois avant la déclaration de la même guerre (en fait, elles sont toutes pareilles, si on y pense bien!) dans un camp de réfugiés siciliens dans la partie sud de la France en voie de division. Sa grand-mère avait été déshéritée par sa noble famille sicilienne de Palerme, parce qu’elle avait osé s’enfuir avec un « roturier* », poète et musicien de surcroit aux origines berbères d’Afrique du Nord. Je n’ai jamais vraiment su si c’était la musique, la poésie ou l’Afrique qui avait donné le coup de grâce à cette union fortement désapprouvée! Le seul aïeul à être né en France de parents venus au monde sur le même territoire était le père de ma mère qui était Juif.
À vingt ans, à Paris, il va sans dire que je ne savais pas toujours quoi répondre aux plus élémentaires des questions du genre : D’où viens-tu? Quel est ton pays d’origine? Il est quoi ton père? Car les Parisiens à cette époque me « soupçonnaient » d’être une étrangère. J’étais d’autant plus perplexe que l’année de mes dix ans, soudainement, nous partîmes toute la famille (les parents, les enfants et la tortue) vivre en Algérie, entre la mer et le désert, là où mon père désirait ardemment retourner. Aussi, nous nous installâmes au deuxième étage d’une maison aux escaliers de marbre, dont les murs des pièces qui nous paraissaient gigantesques étaient couverts de mosaïques bleues et blanches, à une dizaine de kilomètres d’Alger, la capitale, dans la petite ville de El Harrach* au bord de l’Atlas Saharien, quelques six années après l’indépendance du pays.
Dans ce magnifique territoire maghrébin, j’étais une étrangère et ma petite moitié de quart de sang berbère ne dupait personne! Au moins, les choses étaient claires, mais je me sentais bien sur cette terre lumineuse, épicée et ancienne.
Au Québec, on ne crache généralement que pour expectorer du mucus, et ce, dans des endroits prévus à cet effet et des plus restreints. Mais ce n’est pas toujours le cas, ailleurs sur la planète… En tant qu’enfant, j’essayai de faire le lien entre le crachat et le fait de venir d’ailleurs, mais je n’y arrivai pas. Alors, je finis par penser que mon sens de la logique était surement défaillant! En France, on crachait occasionnellement devant moi en me traitant de « romano »* ou de « crouille »* et en Algérie parfois, on crachait derrière moi en me traitant de « roumia »*. Donc, je tentai l’équation du « devant-derrière » en croisé avec « venir ou aller ailleurs ». Je compris que le problème avait pour constante le « ailleurs » et plus tard, en devenant adulte, je me pris à philosopher sur le pourquoi sommes-nous tant définis par les lieux et qu’est-ce qui nous façonne autant : la géographie, le climat, les traits physiques, la langue, les odeurs, la culture? Ou bien, les croyances, les coutumes, l’architecture, les mets, la faune, la flore? Cocher toutes les cases, en inventer d’autres ou oublier la question?!
Lorsque nous arrivâmes à Orly, toute la famille (les parents, les enfants… et la tortue) au début des années soixante-dix, et qu’il fallut réintégrer la grisaille du ciel de l’Ile de France, remettre des souliers aux pieds, manger avec des fourchettes, ne plus entendre jouer les derboukas* et les tars* jusqu’au petit matin, ni les youyous* les jours de fête, et ne plus respirer l’effluve du jasmin, je me sentis vraiment comme une étrangère dans mon propre pays, celui où j’étais née! Comment cela s’était-il produit? Comment en si peu de temps, m’étais-je sentie chez moi? Alors que j’étais « vraiment » une étrangère, tout m’avait pourtant paru si familier. J’aurais voulu rester là, au soleil, au vent sec, me protégeant de la chaleur sous les arcades laiteuses du centre de la ville, retourner sur le vaste balcon couvert de rideaux, écoutant les troupeaux de moutons passer à la même heure avec leur symphonie de grelots, et sentir la mer aussitôt qu’on s’en approchait, après avoir humer l’odeur des orangers , puis celles des grands eucalyptus.
Sur le pavé mouillé de la banlieue parisienne, sur le béton des cités du ghetto, je déambulais dans ma triste adolescence, étrangère de naissance et exilée émigrante. Mais un jour, j’en ai eu marre de m’étourdir à être une balle de ping-pong. Et quittant ma famille et mes banlieues, je fis des rencontres, plein de rencontres…
Un vendredi treize du mois de juillet, j’arrivai à Montréal à la fin des années soixante-dix pour un voyage d’un an avec un superbe manteau de fourrure donnée par une chère amie qui le tenait d’une vieille femme folle qui l’avait laissé dans le minuscule garde-robe de son tout petit appartement de Paris. Comme il était question que je passe l’hiver au Canada, mon amie qui connaissait les rigueurs climatiques nord-américaines m’avait prise en pitié, protégée et, par la même occasion, avait libéré sa penderie!
À l’aéroport, ce jour-là, il faisait trente degrés à l’ombre, mais il n’y avait pas d’ombre à Mirabel! Au début, je me disais que les Québécois étaient vraiment de nature joviale, car tous ceux que je croisais avaient le sourire aux lèvres, et ce, de Mirabel à Laval. En fait, j’avais offert un numéro de clown à tous les passants. Pourtant, la chanson disait bien : « Mon pays ce n’est pas un pays, c’est l’hiver! » et mes amis avaient bien raconté la froidure du Grand Nord, alors je l’ai gardé sur mon bras le manteau, juste au cas où… Et le cas où se présenta chaque hiver, et un en particulier où, suite à un accident de voiture en pleine nuit à -25 degrés, il me tint en vie durant les quelques interminables kilomètres à parcourir. Depuis 35 ans qu’il me réchauffe et m’aide à me sentir capable de traverser les grands froids qui recouvrent nos champs et forêts continentales! Je n’aurais décemment pu m’en priver, même si, aujourd’hui encore, le pelage roux de cet animal inconnu, jadis sacrifié, attire les regards qui suggèrent des questions et dénote mon inaptitude aux températures hivernales de la province où j’ai finalement choisi de vivre. Car même après tout ce temps, je suis encore incapable de sortir sans me métamorphoser en ourse dès qu’il fait –10 degrés Celsius, ce qui m’a valu le surnom dont m’ont affublée mes enfants qui eux sont nés ici. Depuis longtemps déjà, des premières neiges jusqu’au dégel, ils m’appellent « mammouth »!
Pour moi, s’acclimater concerne autant la température que la culture, car l’une comme l’autre nous enveloppe et nous ne pouvons nous y extraire. Qu’il est complexe de venir d’autre part, avec cette sensation de plusieurs moitiés qui n’arrivent pas à faire un tout et qui finissent par déborder! Puis, subtilement s’installe cette impression de manque d’homogénéité, comme quand on tente de mélanger de l’eau et de l’huile; on a beau remuer longtemps, l’huile refait toujours surface. C’est bien connu, l’huile, ça laisse des traces… mais ça protège aussi! Et ce dont j’ai eu le plus besoin et qui m’a souvent fait le plus cruellement défaut au long des parcours, c’était la protection. Voilà donc la denrée rare, celle qu’il faut trouver, emprunter ou inventer et partager. Peut- être que, concrètement aussi bien que symboliquement, ce manteau trop grand pour moi me l’a procurée. Si à présent je suis une étrangère non-visible, il n’en demeure pas moins que j’ai besoin de plus de chaleur, car mon sang lui se souvient, il sait par instinct d’où il vient ou plus exactement d’où il ne vient pas.
Néanmoins, après bien des voyages et des rencontres, après tant de dialogues et de réflexions, force est de constater que nous sommes tous l’étranger de quelqu’un! C’est à ma grand-mère tzigane que je ressemble le plus et c’est à cette origine que j’ai laissé le plus de place, ou plutôt que c’est elle qui l’a prise, cette place. Comme un lieu à l’intérieur de moi qui n’a pas de frontière, mais qui n’a pas de territoire non plus. Il vit avec ma respiration, en dedans. Parfois, ce lieu me fait sentir triplement étrangère, car, et c’est une autre histoire, les Tziganes sont même les étrangers des étrangers… Mais, comme ils riront bien mes ancêtres, comme leurs épaules et leurs genoux s’entrechoqueront et comme leurs mains gesticuleront! Hilares, ils danseront dans leurs tombes verticales, car ce sera la fête au paradis gitan, le jour où des individus d’espèces extra-terrestres marcheront eux aussi sur notre petite planète!
Sarah Barbieux
Janvier 2014
* roturier: se disait, péjorativement à cette époque, d’une personne non-noble, originaire d’une classe sociale inférieure
* El Harrach: à la fin des années soixante, les écriteaux indiquaient encore le nom français de Maison Carrée
* romano: terme injurieux et raciste pour désigner un romanichel (selon le dictionnaire Larousse)
* crouille: terme insultant et raciste à l’égard d’une personne d'origine nord-africaine, qui vient du mot arabe khuya, et signifie « mon frère »
* roumia: désigne une femme de type européen/chrétien dans le langage des musulmans d’Afrique du Nord et signifie « Romain »
* derboukas: tambours à peau qui se jouent avec les doigts
* tars: instruments de percussion sur cadre
* youyous: cris chantés durant les célébrations et les festivités
None of my grandparents or great-grand parents are from the country where they were born, so there is no “pure wool,” silk, or cotton in my near or distant family. For a child, it is puzzling not to know which fiber binds you. I had to learn to weave my own connections without imprisoning myself.
I was born near Paris in France a decade after the end of World War II. My father was of Roma origin from Corsica, via Constantinople through his mother and also of Mongolian, Tzigane, and Cossack descent through his father. His father’s father, according to family legend, had arrived from Mongolia on three horses more than 100 years before. The short story is that, at the administrative borders of Second Empire France, the semi-incomprehensible name of the yellow-skinned patriarch was stylishly transformed from Barbare to Barbieux, a family name that already existed in the territory and was bestowed upon my great-grandfather in exchange for the loyal mercenary services provided by the warrior who came from a long line of horsemen.
As for my mother, she was born a few months before the declaration of the same war—though all wars are the same when you really think about it—in a Sicilian refugee camp in the south of France that was in the process of being divided. Her grandmother had been disinherited by her noble Sicilian family in Palermo because she had dared to run away with a roturier*, or commoner: a poet and musician, who in addition, had Berber origins from North Africa. I never knew if it was the music, the poetry or Africa that had been the coup de grâce to this strongly disapproved-of union! My mother’s father was the only grandfather born in France to parents who were born in the same territory. He was Jewish.
It goes without saying that, at the age of 20, in Paris, I had trouble answering simple questions such as, Where are you from? What’s your country of origin? or What’s your father? The Parisians of that era already suspected me of being a foreigner. I was even more confused than I’d been at ten, the year my whole family (parents, children, and pet tortoise) suddenly vacated Paris for Algeria, land between the sea and the desert and the place where my father longed to return. We settled on the second floor of a house with marble stairs, with rooms we thought were huge and blue and white mosaics covered whole walls. We were in the small town of El Harrach*, at the edge of the Saharan Atlas—12 kilometers from Algiers, the capital—about six years after the country had declared its independence.
I was a foreigner in this magnificent North African country, and my few drops of Berber blood didn’t fool anyone. But at least, my foreignness was obvious and I felt good in that bright, spice-filled, and ancient land.
In Quebec, we don’t typically spit except to expel mucus, and even that, only in private areas reserved for that purpose. But that’s not always the case elsewhere on the planet. As a child, I tried to understand the connection between spitting and the fact that I came from somewhere else, but I struggled. I ended up convinced that my own reasoning was defective. In France, people occasionally spat in front of me, calling me Romano* or Crouille*, and sometimes in Algeria, they spat behind my back, calling me Roumia*. I tried to equate “front” and “back” with “come from elsewhere” and “go elsewhere.” The central element, clearly, was the “elsewhere.” Later, as I grew up, I began to think philosophically about what shapes us and why we are defined by places: geography, climate, physical characteristics, language, smells, or culture? Or was it beliefs, customs, architecture, food, animals, or vegetation? Check all the boxes, invent new ones, or forget the question.
When the whole family (parents, children, and tortoise) arrived in Orly at the beginning of the 1970s, we had to repatriate back to the grey skies of the Isle de France, put shoes back on our feet, and eat with forks again. No longer did we hear the derboukas* and the tars* playing until the early morning, or the youyous* on festival days. No longer did we breathe the aroma of jasmine. I felt like a foreigner in my own country, my birthplace. How did this happen? How, in such a short time, did I grow to feel at home in Algeria? Even though I’d been a real foreigner there, everything had seemed so familiar. I wished I could have stayed in the sun and dry wind, shading myself in the milky arcades of the city center, returning to the vast balcony covered in curtains, listening to the flock of sheep passing by—always at the same hour, with their symphony of bells—and smelling the sea, after inhaling the aroma of the orange trees, and the big eucalyptus.
On the wet pavement of the Paris suburbs, on the concrete of the ghetto, I wandered through my sad adolescence, born a foreigner and an exiled emigrant. One day, I was fed up with being a ping-pong ball. I left my family and the suburbs and had encounters, many encounters.
At the end of the 1970s, I arrived in Montreal one Friday the thirteenth, for a trip that was to last one year. I came with a superb fur coat, given by a dear friend who had herself inherited it from a crazy old woman who had left it in the tiny wardrobe of her very small Paris apartment. Because I would be spending a winter in Canada, my friend took pity on me and sent the coat with me, simultaneously insulating me against the rigorous North American climate and freeing up her closet space.
The day I landed in Quebec, it was 30° Celsius in the shade, but there was no shade at Mirabel! In the beginning, I told myself that the Québécois must really be a jovial people, because everyone I met—from Mirabel to Laval—wore a smile. In reality, I was the spectacle: coat on arm, ready to dispel the infamous cold of the Great North. Just as the song says, “My country is not a country, it is winter.” But one year, after a car accident in the middle of a below-25° night, that coat kept me alive for several interminable kilometers. For 35 years, it has kept me warm through the severe cold that blankets our fields and forests on this continent. I could never part with it though, even today, the red fur of this unknown, once-sacrificed animal attracts attention, raises questions, and belies my inability to deal with the winter temperatures in my adopted home province. Even now, I cannot walk out of the house without bundling myself up like a bear when the temperature drops to -10° Celsius. My children, born here, call me “mammoth” from the first snow to the spring thaw.
For me, acclimatizing is as much about temperature as it is about culture: both surround us, and we cannot extricate ourselves from either. It is a complicated thing to come from somewhere else, bringing the constant sensation of several parts that don’t add up to a whole and ultimately overflow. Subtly, there is the impression of a lack of coherence, like when we try to mix water and oil—even after vigorous stirring, the oil floats back to the surface. Oil leaves marks, of course, but it also protects. What I needed most, and what was most often lacking during the long journey, was this protection. Protection is the rare commodity that we must find, borrow, or invent—and share. Both concretely and symbolically, my oversized coat brought me protection. Even as an invisible foreigner, I need more warmth: my blood remembers it, and knows by instinct where to find it—or more exactly, where not to find it.
After so many travels and encounters, dialogues and reflections, I’ve learned that we are all foreigners to someone. It’s my Tzigane grandmother whom I resemble the most, and it’s this origin that claims the most space in my life; more correctly, it is she who claims that space. It is an internal space that has no border, but also no territory. It lives within my breath. At times, this space makes me feel even more foreign, because—and this is another story—the Tziganes are foreign even among foreigners. But my ancestors will laugh, shoulders and knees clinking, their hands in wild motion; they will dance in their vertical graves, sides split with laughter, because the day alien species visit our small planet, it will be a party in gypsy paradise!
Sarah Barbieux
January 2014
* roturier: was said, pejoratively at the time, of a non-noble person, with origins in an inferior social class
* El Harrach: in the late sixties, the signs still indicated the French name of Maison Carrée
* romano: an injurious and racist term to describe a Romanichel (according to the Larousse dictionary)
* crouille: an insulting and racist term referring to a person of North African origin, which comes from the Arab word khuya, and means “my brother”
* roumia: describes a European/Christian woman in the language of Muslims of North Africa and means “Roman”
* derboukas: skin drums that are played with the fingers
* tars: percussion instruments on a frame
* youyous: cries that are sung during celebrations and festivities