Cités de mémoire (extraits)

PULIDALATITA
OU LES PARADOXES DE LA SCIENCE DU BEAU

• Description de Pulidalatita.
• Où nos héros découvrent que l’esthétique ne saurait être une science exacte.

APRES une semaine de malle-poste et trois jours de vigogne, nous voici enfin en vue de la cité de Pulidalatita.

Pulidalatita est le mariage de deux villes, Pulida et Latita, que relie un monumental pont de pierre, d’une seule arche. Pulida s’adosse aux escarpements de la colline, Latita s’étend sur la rive ouest d’un fleuve sans surprise. Au coucher, le soleil em-pourpre encore les façades de chaux de Pulida quand l’ombre et la fraîcheur enva-hissent déjà les dômes et les coupoles de Latita.

Les deux villes cousines sont d’un égal attrait, les ruelles en pente de Pulida n’ont pas moins de charme que les étroits canaux de Latita. La rivalité amicale de leurs uni-versités est proverbiale, et leur économie solidaire, car elles sont régies par un Grand Conseil commun, qui veille à maintenir entre elles un équilibre fraternel.

Pourtant, tout oppose Pulida et Latita. Car, depuis nul ne sait quand, Pulida est la ville des Beaux, et Latita la ville des Laids. À leur puberté, les jeunes gens des deux sexes de chaque ville sont confrontés à un jury souverain, désigné par le Conseil. Ce tribunal décide une fois pour toutes s’ils sont beaux, ou laids. Les Beaux deviennent alors à jamais citoyens officiels de Pulida, les Laids citoyens de Latita.

Nul ne contraint quiconque à vivre dans sa ville. Le laid peut élire domicile à Pulida, au milieu des beaux, le beau peut s’installer à Latita parmi les laids. Les raisons de ces choix sont secrètes, intimes et ne se discu-tent pas. De même, un beau peut épouser une laide, un laid marier une belle, car l’on sait d’expérience à Pulida comme à Latita que l’amour n’y voit goutte, et que la beauté pas plus que la laideur ne se peuvent hériter.

Si bien que les premiers jours, nous qui ignorions tout de la coutume avons traversé plusieurs fois le pont qui relie les deux villes sans remarquer la moindre différence entre leurs habitants.




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YCXK
OU LES MOUVEMENTS DE LA LANGUE

• Rencontre avec les Gardiens de Pierre.
• Où nos deux amis découvrent un sens caché à l’arbitraire du signe.

UNE JOURNEE plus tard, nous voici aux marches du Pays d’Ycxk. La grande falaise blanche, trouée d’arbalétrières, barre l’horizon. Une lourde porte de granit, en contrebas de la paroi, s’orne d’une bouche à trois lèvres, symbole du royaume. Puis, un interminable escalier rectiligne creusé dans le calcaire conduit jusqu’à la surface de la sierra.

À mi-chemin, un sas nous arrête, que gardent des hommes et des femmes en armes. Nous répondons à la question tradit-ionnelle. Car nul ne peut entrer au pays d’Ycxk s’il ne propose aux Gardiens de Pierre un nom nouveau et inconnu. Sur ce haut plateau au relief chahuté, léché par les vents des déserts, la langue bouge ainsi sans cesse, au gré des voyageurs qui le visitent. L’année dernière, des explorateurs ont apporté les mots «sasouni» et «outika». Sasouni est –nous a précisé notre guide– la «couleur de la lune à l’horizon les matins d’hiver», et outika un verbe qui signifie «se taire parce qu’on préfère ne rien dire plutôt qu’une bêtise».

Pour notre part, nous avons fait entrer dans la langue le mot «orthographe», dont le son a beaucoup plu à nos hôtes, parce qu’il ressemble à atagraff, qui désigne en outarien un «homme dont le dos est très poilu».

Ils répètent «ortograf!», «ortograf!», en riant, afin de l’apprendre parfaitement, mais il se révèle ici parfaitement inutile voire incompréhensible, car les citoyens d’Ycxk ne possèdent pas l’écriture.




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ORDINIA
OU LA TERREUR SOUS LA TERRE

• Voyage sous la surface.
• Où nos héros soupçonnent que l’esprit chevaleresque ne soit plus ce qu’il était.

CETTE longue journée de galop a reçu sa récompense. Nous voici reçus avec tous les honneurs au palais souterrain d’Or-dinia. Mais nous ne doutons pas que nous sommes placés sous la plus haute surveil-lance. La vigilance des preux chevaliers Frsfwsx (littéralement «du dehors» –toute prononciation serait approximative– ne se relâche jamais.

Les habitants d’Ordinia ont le teint pâle et maladif, car jamais ils n’ont vu l’étincelance du soleil ou l’azur du ciel. Depuis des siè-cles, ils vivent terrés dans des grottes souterraines. Ils savent mille recettes de champignon, leurs tapis sont de soie d’ara-gne, leurs vêtements en cuir de taupe. Jamais, avant ce jour, ils n’avaient rencontré d’étrangers. Car les trente guerriers Frsfwsx de la Guilde veillent à les protéger. Ces hommes et ces femmes au courage sans faille livrent chaque jour à la surface un combat terrible contre des dragons abomi-nables, dont ils reviennent parfois blessés, brûlés, toujours fourbus.

Bien des sagas ordiniennes chantent leurs campagnes victorieuses contre les démons, les exploits de générations de héros sont gravés sur les parois de salpêtre, autant de récits abominables qui ajoutent à l’épou-vante du peuple.

Au dehors, bien entendu, nul monstre, nulle bataille, mais les privilèges des cheva-liers Frsfwsx sont au prix de ce tout petit mensonge.




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UNTARA
OU LE JEU D’ARTIFICE

• Surprise de nos héros et réflexion sur la nature de la nature.
• Où le narrateur commet l’irréparable.

NOUS voici enfin parvenus à Untara. Non sans nous sentir quelque peu ridicules, car nous déambulions dans la rue principale depuis plus de deux heures, sans même nous en être aperçu.

C’est qu’à Untara, chaque habitation, comme chaque objet fait de main d’homme – des couverts aux lits– s’acharne à imiter la nature dans ses moindres détails, grâce à un extraordinaire travail de la matière et des formes.

Génie des artisans d’Untara: on croit voir un caillou et c’est une lampe, on veut fran-chir une flaque et c’est une baignoire. Je pense même pouvoir affirmer que si, à un quelconque instant, on pense avoir affaire à une pièce manufacturée, il s’agit à coup sûr d’un objet absolument naturel. Les indigènes eux-mêmes se conforment à cette règle et se fondent dans le paysage, avec un art consommé de l’artifice.

Nous avons d’ailleurs dû quitter Untara presque aussitôt, peu après que j’ai, persuadé d’avoir affaire à un chardon, piétiné par mégarde la femme du bourg-mestre.




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SUIBEOM
OU LA CLOTURE DE LA VILLE

• Cheminement sur la grand-rue.
• Où nos héros s’interrogent sur un étonnant paradoxe géométrique.

SUIBEOM ressemble à toutes les villes, avec ses aubergistes et ses maréchal-ferrant, ses mendiants et ses chiens errants, ses vendeurs à la sauvette et ses soldats non-chalants. Mais Suibeom ne ressemble à aucune ville, car elle ne comporte qu’une rue, infiniment longue, qui serpente entre les hauts immeubles. Parfois, cette chaussée sans fin s’engouffre dans un tunnel ménagé dans les bâtiments ou s’élance sur un pont, enjambant une rue en contrebas dont on comprend quelques heures plus tard qu’elle n’était rien d’autre que sa propre conti-nuation.

Nul embranchement, nul carrefour ne vient rompre l’uniformité de ce ruban de pavés gris sur lesquels chacun se presse. Nous avons tenté de dresser un plan, mais la ville résiste avec acharnement à notre logi-que d’arpenteurs. Deux fois nous sommes passés devant la même basilique, mais celle-ci, d’abord sur notre gauche, est apparue la seconde fois sur la droite. La rue unique de Suibeom semble ainsi n’avoir également qu’un seul côté, et si l’on décidait de faire demi-tour on finirait à coup sûr par parcourir le même chemin.

Aujourd’hui, alors que nous avons quitté Suibeom, une question nous intrigue encore. Comment avons-nous bien pu y entrer ?