45 ans d’Oulipo

C’est à l’occasion d’une décade au château de Cerisy-la-Salle, à l’automne de 1960, intitulée Une nouvelle défense et illustration de la langue française consacrée à Raymond Queneau, que fut créé l’éphémère Séminaire de littérature Expérimentale (Selitex) qui allait devenir le durable Oulipo.

L’idée d’interroger la mathématique et les sciences pour tenter d’élaborer des structures nouvelles pour des oeuvres littéraires, qui présida à la naissance du groupe, était au départ celle des deux compères Raymond Queneau et François le Lionnais. Le premier, écrivain et mathématicien, le second, scientifique de formation et curieux universel de vocation. Depuis longtemps ils avaient projet de faire travailler ensemble écrivains et mathématiciens dans le champ de la littérature, ce qui était une réponse pour le moins audacieuse au surréalisme et à l’engagement sartrien.

On dit volontiers que les premiers membres choisis pour tenter l’aventure oulipienne composent une mosaïque de personnages dignes d’un roman de Queneau in vivo. En fait, ce sont pour l’essentiel des personnalités riches de potentialités diverses et animées de paradoxes qui les disposent à une recherche transdisciplinaire : Jacques Bens est écrivain, mais il a fait des études de « sciences naturelles », Claude Berge est le grand mathématicien des graphes mais aussi sculpteur et spécialiste des lointains Asmat, Paul Braffort est ingénieur atomiste mais aussi chanteur qui aura son moment de gloire à l’Olympia, Jean Queval est le poète distrait mais aussi le savant traducteur de Beowulf.… Ajoutez à cela Noël Arnaud qui a traversé tous les courants de la littérature en marche, Albert Marie Schmidt qui connait la langue française en ses recoins, Jacques Duchateau, l’homme de radio, Latis, le pataphysicien qui place l’Oulipo naissant au rang de co-commission du Collège, Jean Lescure le poète cinéphile, André Blavier, le queneauphile belge et, fugitivement mais significativement, Marcel Duchamp, lié à Queneau par l’audace et à Le Lionnais par le jeu d’échecs.

Tous sont unis par l’admiration qu’ils ont pour l’oeuvre de Queneau, tous le vouvoient sauf Le Lionnais et Lescure.

Queneau et Le Lionnais installent d’emblée une atmosphère amicale, rieuse mais surtout laborieuse dans laquelle la régularité joue un rôle essentiel. Les réunions sont mensuelles et se déroulent selon un rituel travailleur qui n’a guère changé. Les travaux des premières années sont secrets, le temps de prouver la marche en marchant, le temps de solidifier par des exemples et des trouvailles ce qui n’était qu’une intuition. Sans doute peut-on deviner dans ces bases de départ une volonté de rompre avec le comportement surréaliste (mais certainement pas avec l’héritage intellectuel !), les clameurs, les emportements et les exclusions dont Queneau avouait avoir souffert. Toujours est-il que l’équilibre réel entre les membres a toujours été un souci majeur de la vie interne du groupe ainsi que le respect des humeurs, des éloignements, des silences et des retours. Ce souci est resté jusqu’à sa mort celui de Queneau qui avait de facto le privilège du recrutement. On peut donc dire sans risque d’erreur que la seconde génération des oulipiens dont le recrutement a commencé en 1966 est une génération quenienne : Jacques Roubaud (1966), Georges Perec (1967), Marcel Bénabou et Luc Etienne (1969), Paul Fournel (1971), Harry Mathews et Italo Calvino (1973), Michèle Métail (1975).

C’est avec ces nouveaux arrivants que le groupe sort de son silence laborieux et donne ses premières publications. Jusque là publiés de façon confidentielle dans le dossier 17 du Collège de ‘Pataphysique, les travaux oulipiens entrent dans le public par la large porte de la collection Idées-poche de Gallimard : Oulipo, La littérature potentielle paraît en 1973 et connaîtra deux rééditions en Folio en 1988 et 1999. C’est également à cette époque que commence la parution de la Bibliothèque oulipienne, fascicules dans lesquels sont présentés les travaux individuels ou collectifs, tirés à 150 exemplaires et repris ensuite en volumes.

Au delà de ces travaux qui portent la marque du groupe , les publications individuelles de ses membres viennent prouver, au cours de cette période, que les contraintes oulipiennes peuvent servir de support à des oeuvres majeures qui rencontrent un large public : de Jacques Roubaud, La vie mode d’emploi de Georges Perec, Si par une nuit d’hiver un voyageur de Calvino, Comment je n’ai écrit aucun de mes livres, de Marcel Bénabou, pour ne citer que quelques titres parmi les plus diffusés.

Il convient de préciser à ce point que le rôle dévolu à l’Oulipo est simplement de proposer la contrainte, d’en donner un modèle et de la laisser ainsi aller épouser le texte qui en prendra la forme. C’est en ce sens que l’Ouvroir n’est pas une école littéraire au sens classique du terme. Il n’y a pas de texte oulipien idéal. La structure proposée est comme celle du sonnet dans laquelle Shakespeare, Baudelaire et Mallarmé peuvent choisir de couler leur talent singulier.

Les membres de l’Ouvroir eux-mêmes ont des attitudes différentes par rapport à la contrainte lorsqu’il s’agit de leur oeuvre personnelle. Ils en font des usages divers qui vont de la virtuosité à la grande discrétion. Le débat « faut-il dévoiler ses contraintes ? » a longtemps animé l’Ouvroir dans les années 70 et 80, et les réponses à cette question ont été et sont encore diverses et paradoxales. Du mystère absolu aux dévoilements partiels jusqu’à la totale transparence, toutes les nuances ont été utilisées, toutes les argumentations validées.

Lorsque la contrainte n’est pas manifeste et ne constitue pas le fond de l’ouvrage, comme elle le fait dans les Cent mille milliards de poèmes de Queneau ou La disparition de Perec, le dévoilement semble plutôt répondre au tempérament de l’auteur : le mystérieux Queneau laisse à Claude Simonnet le soin de déchiffrer l’arithmétique du Chiendent, le joueur Perec ne lève qu’un coin de voile sur un chapitre de La vie mode d’emploi, l’international Calvino ne dévoile la structure de Si par une nuit d’hiver un voyageur qu’à quelques-uns de ses lecteurs français. Harry Mathews, lui, ne donne la contrainte que lorsqu’elle lui paraît reproductible et réutilisable pour une autre création...

Pendant longtemps, l’idée que la présence d’une contrainte pouvait faire fuir le lecteur a incité quelques oulipiens à se tenir sur une prudente réserve qui n’est plus de mise aujourd’hui.

Après cette période de consolidation et d’approfondissement vient la période des lourdes disparitions : Queneau, Perec, Calvino, Luc Etienne et François Le Lionnais. Certes, François Caradec et Jacques Jouet sont recrutés en 1983, mais ce n’est que dans les années 90 que le groupe sort de sa réserve et reprend ses cooptations en veillant à conserver l’équilibre entre mathématiciens et écrivains, en veillant à trouver des personnalités riches de potentialités, en veillant à faire une place de plus en plus large aux dames, en veillant à préserver l’humeur générale, en veillant à l’internationaliser tant il est vrai que la contrainte ne connaît pas les frontières de la langue. Pierre Rosenstiehl et Hervé Le Tellier entrent en 1992, Oskar Pastior en 94, Michelle Grangaud et Bernard Cerquiglini en 95, Ian Monk en 98, Olivier Salon et Anne Garréta en 2000, Valérie Beaudouin en 2003 et Frédéric Forte en 2005.

Il va sans dire que pour ces nouveaux membres, le projet oulipien est très sensiblement différent du projet d’origine. Il n’est plus marqué des mêmes doutes et s’il vise toujours un approfondissement de la réflexion sur la contrainte, il est également riche de nouvelles perspectives et de nouveaux travaux. L’Oulipo est entré dans le public et sa vie extérieure a pris une ampleur qui ne ravit pas tous les « anciens » mais que personne ne peut plus nier.

L’efficacité pédagogique de la contrainte a conduit au développement des stages où le public est confronté aux rigueurs fécondes de la contrainte et au bon usage des formes. Ces stages se déroulent aux quatre coins de la France et du monde et connaissent un succès qui n’est pas sans ambiguïté par rapport aux objectifs de départ du groupe. Les lectures publiques se sont multipliées elles aussi jusqu’à devenir des rendez-vous réguliers (« Les jeudis de l’Oulipo » au forum des images) ou des rendez-vous occasionnels et lointains. Elles sont pour les membres du groupe qui y prennent part, des occasions de créations qui répondent à des logiques orales et spectaculaires sensiblement différentes de celles de l’écrit. L’Oulipo intervient enfin, depuis quelques années, directement dans la ville, inscrivant sur les murs ou sur les monuments du texte qui ne répond ni à une logique informative ni à une logique publicitaire. Les stations du tramway de Strasbourg, la bibliothèque de l’Université de Paris 8, bientôt l’esplanade Charles de Gaulle à Rennes, portent du texte oulipien, portent la trace de la contrainte et de ses fécondités. Si ce sont là quelques-unes des nouvelles missions de l’écriture et quelques-unes des nouvelles postures de l’écrivain, l’Oulipo aura, là encore, innové. C’est pour cela qu’il est né.

Le présent dossier donne la parole aux oulipiens en activité afin que chacun puisse faire le point sur sa relation avec le groupe et avec ses principes. Il ne s’agit pas là de théorie ou de modèles, ni même du récit de « moments oulipiens », mais bien un éventail des différentes façons de s’inscrire dans le groupe et d’y travailler. Etre soi avec les autres est depuis 45 ans la face cachée de l’oulipisme et il existe autant de façons d’y parvenir que d’oulipiens.

Paul Fournel
Président