Lettre envoyée par l’auteur à son éditeur
en accompagnement du présent livre

Paris, le 1er octobre 19..


Cher ami,

Oui, c'est bien un livre, et c'est bien ma signature. Et c'est bien à vous, à vous seul, que ces pages sont adressées. Comme vous le voyez, j'ai donc repris la plume. Après toutes ces années de silence. Malgré les adieux solennels. Malgré le deuil publiquement proclamé.

Je conçois que cela vous surprenne. Cela me surprend moi-même, et je ne suis pas loin d'y voir une sorte de miracle. Oh, un minuscule miracle, bien sûr, chichement ajusté aux dimensions de son bénéficiaire ! Mais un miracle tout de même...

Je ne sais trop à qui, ni à quoi, je dois cette grâce si longtemps attendue. N'ayant repéré autour de moi aucun motif extérieur, j'en arrive parfois à penser, très immodestement, qu'après tout je pourrais bien ne la devoir qu'à moi-même.

Il y a moins d'une semaine, un de mes proches, admiratif, m'a traité en riant de "nouveau Lazare". L'image, dans son excès, et par son excès même, m'a fait rire, et je l'ai aussitôt adoptée. Je me suis alors vu dans la peau d'un Lazare un peu particulier: un Lazare qui, lassé d'attendre dans son linceul immaculé l'improbable intervention d'un sauveur, se serait soudainement décidé, de lui-même, à se lever et à marcher.

Ne vous étonnez donc pas si l'allure de ce miraculé se ressent encore de l'expérience étrange qu'il vient de vivre. Il décrit en marchant une sorte de courbe sinueuse, passe sans cesse d'un côté à l'autre du chemin qu'il essaye de parcourir, comme s'il lui était impossible de faire un choix et de s'y tenir. A vous d'y prendre garde.

Peut-être vous irritera-t-il de constater que j'ai de nouveau cédé à mes vieux démons. Mais que voulez-vous que j'y fasse, maintenant ?

Aussi longtemps que j'étais resté rivé au silence, mon désir et mes rêves, oeuvrant avec obstination dans un sens identique, avaient fait vivre (d'une vie si intense qu'elle suffisait largement à son propre entretien, et même, pour mon plus grand repos, ne réclamait aucune autre espèce d'ingrédient) l'image du livre à venir.

Devenu (vous savez dans quelles circonstances) libre de voler, je n'ai plus vu, dans l'accumulation fiévreuse de mes écrits, que le reflet (à vrai dire flasque et quelque peu flétri) de mon long dépit. La liesse de la libération ne pouvait-elle donc déboucher que sur ce ciel de détresse ? Et je me suis retrouvé comme devant ces antiques représentations de labyrinthes, où la profusion des itinéraires proposés n'a d'autre fonction que de masquer l'absence d'une issue véritable.

J'avais d'abord eu la tentation de détruire mes embryons d'oeuvres, et j'ai hésité entre les divers modèles que me proposait le passé (vous savez, depuis longtemps, que c'est là mon vice le plus invétéré).

J'aurais pu les enterrer, comme Dante Gabriel Rossetti, qui, par amour, avait enfermé les manuscrits de ses poèmes dans le cercueil de son épouse. Quitte à faire comme lui qui, sept ans après, n'hésita pas à faire ouvrir le tombeau de la bien-aimée pour y récupérer ses précieux textes.

Ou bien, plus simplement, les brûler. Je me serais ainsi, une fois de plus, conformé à la judicieuse maxime de Lichtenberg : « mettre la dernière main à son manuscrit, c'est le brûler ».

Mais je ne me suis finalement arrêté ni à l'une ni à l'autre de ces solutions désespérées.

Pourquoi faudrait-il, me disais-je, pourquoi faudrait-il que, toujours acharné à travailler contre mes élans, je continue à mettre ma dignité dans mes refus, dans mes ruptures ? A quelle malédiction devrais-je d'être, seul apparemment de tous les humains, celui qui se pose des problèmes qu'il ne peut résoudre, et qui même ne se pose que ceux-là ?

J'en suis donc revenu à ma constatation, si rassurante, de jadis. Souvenez-vous, elle vous avait fait sourire. Je n'ai donc pas trop de scrupule à vous la rappeler : Ecrire sur la boisson n'étanche point la soif, écrire sur la nourriture ne remplace pas un repas; écrire sur les livres - c'est toute la différence - peut tenir lieu de livre.

Mais je ne voudrais surtout pas qu'on se méprenne sur ma démarche : rien à voir ici avec une entreprise comme celle de Sachs, ce Sabbat où l'auteur ne sait que s'abaisser sans cesse, sans se juger jamais assez bas, et bat sa coulpe sans rien renier de sa bacchanale passée.

Vous savez combien cette différence m'importe.

Pensez, malgré toutes vos occupations du moment, à m'envoyer vos impressions sur ces pages.

Votre très dévoué,